jeudi 18 novembre 2021

Frères de tranchées - Marc Ferro, Malcolm Brown, Rémy Cazals et Olaf Mueller.

A l'hiver 1914, après plusieurs mois de marche, des soldats se sont trouvés immobilisés dans des tranchées improvisées. De chaque côté, l'ennemi a pris un visage. A la moindre pause, il boit, il rit. Bientôt, d'une ligne à l'autre, on s'envoie chocolat, cigarettes, on partage alcool et bière sans s'occuper de la couleur de l'uniforme, à l'Est comme à l'Ouest. 

Cette manière d'oublier la guerre, le temps d'un Noël ou d'une fête de Pâques, c'était aussi une façon de l'humaniser quand les ennemis se retrouvaient frères. Mais la guerre ne les a pas oubliés, elle a sanctionné les auteurs, censuré les récits, gommé les souvenirs jusqu'à les réduire à des faits divers, symptômes des malheurs du temps.

Les textes de ce livre, rédigés par les meilleurs spécialistes, font à nouveau entendre les raisons et les échos de ce cri poussé contre des offensives inutiles par des combattants valeureux, qui n'en pouvaient juste plus.



Depuis que j'ai vu le film Joyeux Noël (Christian Carion, 2005), j'ai découvert l’existence des trêves de noël pendant la Première Guerre Mondiale, qui ne cesse d’attiser ma curiosité. Il existe cependant peu d'ouvrages à ce sujet, à ma connaissance. Ce livre est l’un d'entre eux et propose toute une série de témoignages sur ces soldats qui ont fraternisé à l’occasion de Noël.


Le livre se divise en quatre parties d’un auteur différent qui traite, à sa manière, des trêves de Noël.


Un joyeux entracte se concentre sur les fraternisations entre soldats allemands et soldats anglais et écossais, essentiellement sur la période de Noël. Ça commence souvent par des chants où les soldats sont rejoints ou applaudis par l’autre camp, ou qui déclenchent tout simplement la curiosité. On tâte le terrain, on se rapproche avec hésitation, on s’échange du tabac, des cigarettes, de l’alcool, un peu de nourriture, voire même des journaux. Les soldats font des parties de football, ils laissent tomber les armes pour fêter Noël dans la paix et la camaraderie. C’est une fraternisation qui est plus naturelle chez les Anglais et Ecossais qui ne partagent pas la même animosité que les Français pour les Allemands (rappelons-le, les Français gardent un souvenir vif de la guerre de 1870 où Paris fut envahie et l’Alsace-Lorraine appropriée par les Allemands), ce qui entraîne parfois la colère de la population française qui ne comprend pas pourquoi leurs alliés fraternisent avec leur envahisseur. L’auteur nous parle de nombreux témoignages de fraternisations qui ont eu lieu à Noël 1914, voire même à Pâques 1915, et d’autres qui ont suivi dans les années suivantes, mais qui n’ont pas eu le même impact que les trêves de Noël 1914 à cause des représailles des supérieurs et à cause de l’évolution de la guerre.


La seconde partie, Français et Boches parlent ensemble, la plus longue, traite des fraternisations entre soldats français et soldats allemands. Il s’agissait parfois de fraternisations qui ont eu lieu avant la période de Noël, lorsque les soldats avaient conclu l’accord de travailler sur leurs tranchées sans craindre de se faire attaquer par le camp adverse ; ou bien, ils avaient décidé d’une trêve pour pouvoir enterrer leurs morts. Parfois, il s’agissait juste de s’envoyer des piques et des insultes, qui sont vite devenues un jeu entre les deux camps qui s’en amusent et rient. Il y avait bien-sûr également les trêves pour Noël, plutôt semblables à celles décrites dans la première partie, avec des échanges de vin, de journaux, de cigarettes, de pain, de tabac, des chants de Noël également. Ce sont des fraternisations qui n’ont pourtant pas été faciles car il y a une longue animosité qui existe entre ces deux peuples, au moins depuis la prise de l’Alsace-Lorraine, sans compter que l’armée allemande a envahi le territoire français pendant la guerre. Toutefois, ces sentiments anti-allemand sont parfois remplacés par la lassitude qui s’installe alors que les soldats s’enterrent dans les tranchées. La guerre des tranchées a entraîné beaucoup de lassitude parmi les soldats qui vivaient dans la boue, le froid, la misère. Peu à peu, l’ennemi n’est plus l’autre mais un camarade d’infortune. Ces “pauvres Boches” sont dans la même misère qu’eux, ils sont comme eux, ils sont las et fatigués. L’ennemi devient “camarade” et, malgré la barrière de la langue, ils parviennent à communiquer et partager des moments de paix et de camaraderie… même si de nombreux soldats soupirent “Ah, s’ils pouvaient parler le Boche !”



Illustration de The Illustrated London News représentant une scène de fraternisation
entre soldats anglais et allemands (Janvier 1915)



Brother Boche, la troisième partie, est un peu plus diversifiée. L’auteur parle de quelques cas de fraternisations entre soldats italiens et soldats autrichiens, entre soldats anglais et soldats allemands, quelques exemples de trêves franco-allemandes également. Il y a une scène amusante et intéressante à découvrir dans laquelle l’auteur parle de soldats allemands et français qui avaient convenu de faire tirer canons et autres armes à des heures précises, afin de pouvoir se réfugier dans leurs abris tranquillement, et sans que le camp attaquant ne cherche véritablement à toucher l’ennemi. Ces tirs étaient si bien réglés que les soldats pouvaient déterminer l’heure de cette manière. Lorsque des tirs retentissent en dehors des heures convenues, du côté français, les Allemands s’écrient alors “Ce ne sont pas nos Français !”. Cette partie aborde également davantage les répercussions et conséquences de ces fraternisations lorsqu’elles étaient découvertes, en passant au tribunal jusqu’à la propagande. Ainsi, nous avons le cas d’un soldat italien traduit en justice et condamné pour avoir tout simplement adressé la parole à un soldat allemand, sans l’avoir attaqué. Les troupes étaient parfois déplacées ailleurs ou dissoutes. À la fin de la guerre, ces trêves sont tues; il y a une volonté de la part de la presse et du gouvernement de représenter le soldat comme un martyr, une victime de la guerre. Le soldat est représenté comme un héros, un martyr qui s’est vaillamment combattu, sans relâche, avec courage, malgré la misère. On comprend que les fraternisations auraient tâché cette image du soldat martyr que la propagande cherche à montrer.


La dernière partie, la plus courte, Russie : fraternisations et révolution, se concentre sur les fraternisations auprès des Russes. Un sujet intéressant, d'autant plus qu'on parle très rarement des Russes lors des trêves de Noël, toutefois je n'ai pas réussi à m'y intéresser, compte-tenu du fait que l'auteur parle davantage des changements politiques qui ont eu lieu en Russie à cette époque, avec la chute du tsarisme, la révolution, le changement de régime. Même si l'auteur évoque des cas de fraternisations, j'ai davantage eu l'impression que ce sujet était passé en second plan.


"Si je savais parler le boche, je pourrais converser avec eux, car je les entends jacasser à côté de moi à chaque instant. Je n'ai d'ailleurs que cela pour distraction, car ici on est plongé dans le néant (...) On se cause mais on ne se comprend pas beaucoup, on dit souvent Camarades, cigarettes, tabac, cognac."

(...) Dans tous les cas, se serrer la main est un signe fort et les échanges de produits, qui se font sans monnaie, peuvent aussi s'effectuer sans beaucoup de paroles.


Frère de tranchées est un ouvrage riche en anecdotes sur le sujet méconnu des trêves de Noël. C'était une lecture très enrichissante, bien qu'assez laborieuse, compte-tenu du nombre d'anecdotes. Il s'agit d'ailleurs d'une seconde, voire troisième tentative de lecture pour réussir à achever l'ouvrage car la multitude d'exemples et de témoignages peut devenir lassant à la longue. Peut-être faut-il prendre le temps de le lire, le reposer puis le reprendreToutefois, je ne regrette pas d'être venu à bout de ma lecture car c'est un livre intéressant à découvrir et qu'il nous permet de découvrir un aspect méconnu de la Première Guerre Mondiale et les exemples et témoignages ne rendent ce document que plus vivant.


J'ai été fascinée de découvrir ces extraits de lettres et journaux de soldats racontant ces moments de rapprochement à Noël. Des fraternisations qui ne sont pas à l'initiative de l’armée ou de l’église mais bien des soldats. On a des moments qui vont de la simple conversation à une vraie camaraderie, malgré la barrière de la langue, malgré les risques encourus (l'ennemi est-il sincère dans sa demande de fraternisation ?) et quoi de mieux qu'à Noël, fête commune à tous (ou presque) et qui entraîne facilement l’harmonie et la paix, avec des chants de noël. Bien que laborieuse, ce fut une lecture enrichissante et une étude historique intéressante à découvrir !


De fait, un siècle après ou presque, l'épisode suscite plus que jamais l'intérêt, laissant même penser qu'avec le temps la trêve de Noël apparaîtra peut-être aussi importante à sa manière que certaines grandes batailles. Elle n'a pas mis un terme à la guerre, mais elle a du moins réaffirmé cette vérité trop souvent négligée selon laquelle l'humanité ne peut survivre au bout du compte, que dans la réconciliation et non dans le conflit. Nous devons trouver le moyen de vivre longtemps sur cette planète, si nous ne voulons pas la perdre. Au cœur des ténèbres, la trêve de Noël 1914 a allumé un cierge d'espoir.


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