La rencontre du chevalier et du savoir au XIIe siècle peut sembler paradoxale. Pourtant, elle se mêle inextricablement à la renaissance intellectuelle de cette période, mouvement décisif pour l'histoire de l'Occident.
Le chevalier n'évolue pas seulement sur les champs de bataille, mais aussi dans les cours de plus en plus cultivées et raffinées : son intérêt pour les classiques latins et la lecture, voire sa propre poésie, le prouvent. Il patronne les jongleurs et discute de littérature avec les clercs qui, au passage, essaient de réformer sa conduite, souvent brutale. Au fur et à mesure que leur culture livresque se développe, les chevaliers apprennent à réprimer leur propre violence à la guerre et s’initient à la courtoisie. À table, les contenances sont désormais de mise, tout comme la préciosité du langage, l’élégance des vêtements ou la mesure des gestes. La fréquentation des femmes, parfois doctes et tenant salon, devient plus galante.
Une révolution mentale est ainsi en œuvre chez ces élites laïques qui, au contact du clergé savant, mettent de plus en plus leurs armes au service du bien commun. Ce savoir-vivre relève-t-il d’un masque machiavélique ou bien cette maîtrise de soi est-elle le signe d’une modernité avant l’heure ?
Lors de mon cinquième semestre à la fac, j'ai eu l'occasion d'avoir des cours sur le Moyen-âge (rien de plus normal, me direz-vous, d'étudier le moyen-âge en licence d'histoire). La particularité de ces cours de ce semestre est qu'au lieu de se centrer sur les grands faits politiques et militaires de la période, nous nous sommes intéressés à l'aspect plus culturel du Moyen-âge. À l'occasion de ces cours, j'ai été amenée à choisir et lire un livre en rapport avec le sujet pour faire après une fiche de lecture.
J'ai choisi Le chevalier lettré qui m'attirait par sa couverture mais aussi son sujet. Ce livre est en fait une vaste étude sur la noblesse du XIIe au XIIIe siècle et plus particulièrement les rapports de cette noblesse à la culture, à l'érudition, et, dans une moindre mesure, ses rapports avec le clergé (les hommes d’Église en gros).
L'image que l'on se fait des chevaliers et des nobles au Moyen-âge est souvent celle du guerrier combattant, chevauchant, festoyant, ou encore celle du chevalier courtois. Je ne dirais pas que cette image est 100 % fausse, loin de là. Cependant, on imagine très mal cette catégorie de la société médiévale entretenir des rapports étroits avec le savoir. On imagine davantage les hommes d’Église et les femmes de l'aristocratie s'instruire, lire et écrire. Cependant, le chevalier ou noble du Moyen-âge n'était pas totalement étranger à la culture et au savoir, mais cet aspect de l'aristocratie est plutôt méconnue (comme je l'ai dit, on l'imagine plus festoyer et faire la guerre). C'est donc l'objectif de l'auteur de nous montrer que l'opposition entre l'aristocrate du Moyen-âge et la culture a le mérite d'être nuancé. De même, on a tendance à opposer l'homme d’Église, instruit, au chevalier, illettré et guerroyant. Les réalités culturelles sont plus complexes.
Image d'un troubadour, chargé d'animer fête/banquet en racontant une histoire ou avec des chansons romantiques ou des messages politiques. |
Martin Aurell pose ses premiers arguments dans sa première partie, Chevalerie et « clergie » où il commence à nous présenter les premiers rapports entre l'aristocratie et le savoir, à partir du Xe siècle. Le noble à cette époque n'est pas un érudit, sauf s'il entre dans les ordres. Le clerc, en effet, est l'image même de l'érudit et il prouve son appartenance au clergé par son savoir. Le noble atteint rarement le niveau de connaissance du clerc, surtout le chevalier qui doit s'entraîner à la guerre, combattre, chevaucher... ça laisse très peu de place à l'érudition. Ce qui ne veut pas dire qu'on n'éduquait pas les nobles, loin de là. Connaître le latin, savoir lire, écrire et compter faisaient partie de l'essentiel et les jeunes étaient souvent instruits par des hommes d’Église, à la maison ou dans des écoles (qui étaient à l'époque mises en place par des hommes du clergé). Certains nobles manifestaient aussi un intérêt pour les lettres, se font collectionneurs de livres, font circuler des livres. Cependant, si l'aristocratie est éduquée dès l'enfance, les nobles (ou les laïcs, comme on les appelle aussi) ne cherchaient pas vraiment à aller plus loin dans leurs études (sauf pour ceux se destinant à entrer dans les ordres), l'éducation guerrière étant plus importante. Il existait une proportion de laïcs lettrés qu'on appelait des « demi-lettrés », le savoir se retrouvait davantage chez les clercs, mais la donne change progressivement...
Marie de France, une des rares auteurs féminins connues de l'époque. |
Martin Aurell illustre ses propos par de nombreux exemples, qui peuvent être parfois un peu lourds tant ils sont nombreux, néanmoins il évoque régulièrement les mêmes auteurs. Ainsi les mêmes noms réapparaissent régulièrement (Dante, Abélard, Salisbury, Barri, etc) et on est pas trop dépaysé. Ses exemples sont aussi variés : il ne se contente pas de s'intéresser qu'à la France car il « visite » d'autres pays de l'Europe (Italie, Allemagne, Angleterre) même s'il se centre beaucoup sur la France et l'Angleterre. Il utilise aussi très souvent en titre d'exemple des ouvrages de la littérature arthurienne, ainsi que des personnages de la légende arthurienne (Arthur, Yvain, Lancelot, Guenièvre, etc), ce qui témoigne à la fois de l'intérêt de l'auteur pour ce sujet mais aussi de l'importance des légendes arthuriennes dans la société médiévale.
À noter aussi que l'auteur ne s'intéresse pas qu'aux Messieurs de cette époque car les femmes ont aussi fait entendre leur voix dans ce mouvement de savoir et de création littéraire. L'auteur consacre en effet quelques pages sur l'éducation des filles de la noblesse, le sujet de la femme lectrice (la femme de la noblesse étant souvent associée au livre, notamment dans l'iconographie médiévale, que ce soit le livre de prières ou des romans ou poèmes d'amours), mais aussi de la femme auteur qui écrivaient en entretenant une large correspondance ou en écrivant des romans. L'exemple le plus connu de la femme écrivain à cette époque est sans conteste Marie de France. Cependant, on dispose de peu de documentation sur ces femmes écrivains, donc leur nombre est assez minime par rapport à leurs congénères masculins. Cependant, on note la progression entre la première et seconde partie. Dans la première partie, le laïc n'est pas hautement cultivé, sauf s'il se destine au clergé. Dans la seconde partie, on est aux XII-XIIIes, le savoir s'est largement diffusé au sein de la noblesse et les aristocrates élargissent leur érudition bien au-delà des connaissances de leurs ancêtres. Même des chevaliers se font écrivains !
- à gauche, image d'un psautier (livre de prières) représentant trois clercs en pleine étude ;
à droite, représentation du poète Reinmar von Zweter, assis au centre de la scène,
avec un garçon copiant sur des tablettes de cire et une fille sur un rouleau de parchemin -
Voilà. Tout ça pour dire que cette étude est un ouvrage intéressant à feuilleter. Il y a beaucoup à lire, parfois les arguments de l'auteur nous assomme d'exemples et on en perd parfois la fil, on peut avoir du mal à voir la fin mais ça reste intéressant à lire, surtout si la société médiévale est un sujet qui vous intéresse. Malgré les petits défauts, cette étude est bien construite, bien documentée, illustrée même, et montre bien que la notion de chevalier cultivé n'est pas contradictoire. L'aristocratie n'est pas que combattante, elle peut être cultivée et participer à la production littéraire.
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