vendredi 1 juillet 2022

Le Choeur des femmes - Martin Winckler.


Je m'appelle Jean Atwood. Je suis interne des hôpitaux et major de ma promo. Je me destine à la chirurgie gynécologique. Je vise un poste de chef de clinique dans le meilleur service de France. 

Mais on m'oblige, au préalable, à passer six mois dans une minuscule unité de " Médecine de La Femme ", dirigée par un barbu mal dégrossi qui n'est même pas gynécologue, mais généraliste! S'il s'imagine que je vais passer six mois à son service, il se trompe lourdement. Qu'est-ce qu'il croit? Qu'il va m'enseigner mon métier? J'ai reçu une formation hors pair, je sais tout ce que doit savoir un gynécologue chirurgien pour opérer, réparer et reconstruire le corps féminin. 

Alors, je ne peux pas - et je ne veux pas - perdre mon temps à écouter des bonnes femmes épancher leur cœur et raconter leur vie. Je ne vois vraiment pas ce qu'elles pourraient m'apprendre.



« Il est difficile de ne pas porter de jugement. Tu es un être humain. Mais ça ne t’autorise ni à condamner ni à appliquer des peines. »


Je n’ai que trop repoussé la rédaction de cet article. Pas parce que je n’ai pas aimé ma lecture, mais parce que ce roman est un récit tellement dense que je ne savais ou commencer et quoi dire sans m’étaler. C’est que l’auteur nous fait passer pas moins de 700 pages au cœur du service gynécologique d’une clinique et il s’en passe bien des choses dans les couloirs de cet établissement et derrière la porte de consultation. C’est à travers les yeux de Jean Atwood, interne en médecine, que l’on découvre ce monde.


Le regard de Jean Atwood n’est pas tendre. Et pour cause, elle n’a jamais voulu passer les derniers mois de ses études dans ce service. Ce qu’elle préfère, c’est la chirurgie réparatrice. Ouvrir, soigner, refermer. Les bavardages de bonnes femmes réclamant leur pilule ou parlant de leurs problèmes de couple ou d’hormones, très peu pour elle. Pourtant, c’est dans ce service que Jean doit travailler si elle veut valider son internat. Pour ajouter à sa corvée, elle doit travailler en compagnie de son mentor, le docteur Karma, un médecin qu’elle ne supporte pas et qui partage une vision bien différente d’elle de la médecine. Elle l’accompagne dans ses consultations, l’écoute parler lui, puis les patientes et c’est le gros clash.


Jean Atwood n’est pas un personnage qui nous est d’emblée sympathique et pas seulement parce qu’elle se retrouve à travailler dans un service qu’elle n’a pas choisi, mais également à cause de son regard et ses opinions sur les patientes. Cela peut être douloureux pour les lectrices qui auront peut-être connu des situations similaires et fait face à des médecins ne faisant preuve d’aucune empathie ou écoute. Jean juge ces femmes, considère comme inconsciente la jeune fille qui a couché sans protection, la femme d’âge mûr souhaitant tomber enceinte de son jeune compagnon, la femme qui vient uniquement pour demander sa pilule et parler de ses petits tracas du quotidien et de son couple. Elle trouve ahurissant que Karma n’examine pas chaque patiente, écoute ces femmes discuter de tout et de rien sans demander à aller droit au but, ne commente pas sur telle ou telle conduite, fut-elle inconsciente. Le plus choquant dans l’histoire est que ces jugements sont faits par… une femme. Car oui, malheureusement, une femme, fut-elle gynécologue, peut manquer d’écoute et faire preuve de jugement.



Le Chœur des Femmes a été adapté en bande-dessinée par Aude Mermilliod
en 2021 aux éditions Le Lombard. Une BD qui retrace le plus fidèlement possible
le roman de Martin Winckler et que je conseille, surtout si le pavé qu'est le roman d'origine vous effraie !

Jean n’est pas une mauvaise personne pour autant. C’est une jeune femme brillante, la meilleure de sa promotion, elle n’a pas son pareil pour la chirurgie. Elle a un certain humour, parfois sarcastique. Cependant, si Jean sait réparer les anomalies et soigner le corps humain, elle ignore comment soigner dans le vrai sens du terme. Être à l’écoute du patient, être patient, doux, prévenant. Loin du médecin qui prend de haut sans faire preuve de pédagogie et de bienveillance, qui oublie le sens de sa vocation, être soignant. Cela tombe bien, Jean a tout un roman pour apprendre, grandir et évoluer, et c’est avec plaisir que nous la voyons évoluer pour le meilleur, voir ses convictions perturbées, ouvrir les yeux et voir les choses sous un autre angle. Voir le jugement pour ses patientes se transformer peu à peu en empathie et douceur, faire preuve de neutralité et d’objectivité tout en apprenant à écouter, soulager, accompagner et soigner les patientes.


Jean a d’autant plus un lourd passé qui se retrouve au cœur de l’histoire. Une fois qu’il nous est révélé, on parvient à la comprendre un peu plus. Sur le plan relationnel, elle apprend énormément, autant sur le plan de l’acceptation de soi que dans l’apprentissage de la compassion. J’ai pris plaisir à suivre son évolution sur elle-même ainsi que face à ces femmes, les patientes, les infirmières, la secrétaire, mais aussi au Dr Karma. Voir l’évolution de ses préjugés, de ses angoisses, ses certitudes et incertitudes.


Auprès du Dr Karma, elle va découvrir une nouvelle médecine, plus proche du patient, qui prend le temps de l'écouter, ne lui impose pas d'examens inutiles, ne lui pose pas de questions superflues et surtout, ne porte jamais aucune jugement sur les motivations de la visite : "Un soignant, ça n'est pas un inquisiteur.". Karma a vu quelque chose en elle, malgré ses jugements et son mépris, et a deviné qu’elle a les capacités pour devenir un bon médecin, de changer, il s’y est accroché et avec raison.


J’ai beaucoup aimé la relation qui s’est nouée peu à peu entre ces deux personnages, comment ils apprennent à se connaître et à s’apprécier, cette relation prend une dimension encore plus touchante et profonde lorsqu’on découvre petit à petit le passé de Jean avec, en parallèle, l’histoire de Karma et l’importance de la patiente zéro. Celle qui a fait de Karma le médecin qu’il est. La patiente la plus importante de sa vie de médecin. Ce qui nous fait nous demander, au cours du roman, qui sera la patiente zéro de notre protagoniste. Je déplore toutefois que Karma soit un homme dans le sens où on nous montre que c’est un homme qui apprend tout à Jean, un homme qui lui explique comment agir, comment traiter les femmes. Ça aurait peut-être eu plus d’impact que ce soit une femme qui explique à une autre femme, mais c’est vraiment histoire de chipoter.



Nous voyons défiler au cours du roman de nombreuses patientes, consultant toutes pour un motif différent. Les témoignages sont poignants d’authenticité, de simplicité mais aussi de souffrances accumulées et jamais écoutées. Ce sont des femmes parfois malmenées par la vie, chose que l’on ne devine pas tout de suite. Parfois, après la consultation, l’auteur nous offre un petit chapitre racontant la vie de ces femmes afin de nous permettre de mieux les comprendre, comprendre ce qu’elles ont vécu, pourquoi exactement elles consultent, et aussi pour nous montrer qu’il ne faut pas les juger trop vite. Ce qu’elles dévoilent à la consultation ne sont parfois que la partie visible de l’iceberg.


Ce roman nous parle aussi des violences médicales et surtout gynécologiques à travers des pratiques gynécologiques discutables, utilisées davantage pour le confort du praticien que celui de la patiente (j’ai notamment été bien surprise de découvrir la position d’auscultation qui est bien différente en Angleterre et qui me semble plus confortable et moins humiliante pour la patiente), cette mauvaise habitude de dire et penser qu’il faut bien savoir souffrir et supporter toute souffrance si c’est dans le but de nous soigner, ou qu’un médecin ne peut pas se tromper, qu’un médecin préférera écouter un confrère plutôt que sa propre patiente.


Il y a aussi d’autres thèmes à découvrir, notamment le traitement des enfants hermaphrodites ou nés avec des anomalies génitales, l’avortement, les violences conjugales, la contraception, l’IVG, la maternité des adolescentes. En résumé, c’est un roman intéressant, féministe et enrichissant, d’autant plus qu’il a été écrit par un médecin.


- Mais, dis-je, je pensais qu'il était souhaitable d'utiliser une Pozzi pour tirer le col et le maintenir dans l'axe...
- Non. La preuve. L'utérus est coudé, nous sommes d'accord, mais les stérilets sont en plastique souple. Ils plient et se déforment pour s'insérer dans la cavité. Inutile de maltraiter les femmes.
Je réfléchis.
- Je n'ai jamais entendu ça. Je ne l'ai jamais lu dans aucun bouquin...
- Les livres de médecine ne parlent jamais des douleurs provoquées par les gestes des médecins. Et beaucoup de médecins pensent que "si c'est pour le bien des patientes", la douleur est justifiée. Aucune douleur n'est justifiée. Jamais. Et la moindre des choses, pour un soignant, est de tout mettre en œuvre pour ne pas faire mal. D'ailleurs, quand on leur fait mal, elles se mettent à avoir des contractions, et elles expulsent le stérilet. Alors, en plus, c'est contre-productif. Vous voyez, la patiente précédente elle aussi a de la chance d'être tombée sur nous. En continuant à chercher elle aurait fini par trouver des praticiens qui posent et retirent des implants, en ville. Mais pour gagner du temps, beaucoup font ça sans anesthésie locale.

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