vendredi 4 septembre 2020

La part de l'autre - Eric-Emmanuel Schmitt.


8 octobre 1908 : Adolf Hitler recalé. 

Que se serait-il passé si l'École des beaux-arts de Vienne en avait décidé autrement ? Que serait-il arrivé si, cette minute là, le jury avait accepté et non refusé Adolf Hitler, flatté puis épanoui ses ambitions d'artiste? 

Cette minute-là aurait changé le cours d'une vie, celle du jeune, timide et passionné Adolf Hitler, mais elle aurait aussi changé le cours du monde..."


Quelle chose étrange que d'éprouver un semblant de fascination, sinon d'intérêt, envers un criminel. Il ne s'agit pourtant pas de criminels notoires, tels l'assassin du Zodiaque ou Jack l’Éventreur, on peut excuser cet intérêt. Le public présente une sorte de curiosité morbide envers les affaires de meurtre. Lorsqu'il s'agit d'un criminel qui est devenu un tabou dans notre société, comme Adolf Hitler, c'est tout de suite plus compliqué. Comment s'intéresser au mal absolu ? Et pourtant, j'admets que mon intérêt pour la Seconde Guerre mondiale peut m'amener à vouloir me pencher un peu plus sur les hommes qui ont fait le Reich, sans pour autant justifier ou pardonner ces hommes. Aucun oubli, aucun pardon. Et pourtant, je ne peux nier être parfois... intriguée. Pas à cause des actes ignobles qu'ils ont commis, mais l'homme en lui-même, l'homme dans le privé.


Eric Emmanuel Schmitt - Home | Facebook
Eric-Emmanuel Schmitt.
Grâce à internet, j'avais déjà connaissance de ce livre depuis des années, je me suis cependant mise à le lire que très récemment. Et je l'ai dévoré. C'est une lecture qui peut mettre mal à l'aise mais que j'ai trouvé fascinante. La part de l'autre, c'est un roman de science-fiction mais aussi de l'historique. Et si Hitler avait été accepté à l'Académie des Beaux-Arts de Vienne, à quel point le cours de l'histoire aurait changé ?

Un sujet très casse-gueule, avouons-le. Et pourtant. Un pari plus que réussi pour l'auteur !

Ce roman nous présente à la fois une biographie romancée d'Hitler suite à son refus à l'Académie des Beaux-Arts, et une autre biographie, imaginée, d'Adolf H. s'il avait été reçu à l'Académie. L'Académie se présente donc comme le point de départ, et ce que le refus ou l'acceptation a déclenché dans la vie d'un seul et même personnage, pourtant différenciés. Hitler, le futur dictateur. Adolf H., le peintre. Alors qu'Hitler, humilié par ce refus, se considère comme un génie incompris, se cherche un chemin, Adolf va mener des études d'art et se transformer en artiste, avec son propre style et des amis. Ce sont deux vies parallèles que nous raconte l'auteur.

La part de l'autre est un livre qui peut être difficile à lire pour certains.es,  pour qui il peut être difficile de concevoir que, même si les circonstances n'avaient pas été les mêmes, Hitler n'aurait jamais pu changer ce qu'il était et ce qu'il est devenu. L'auteur ne cherche d'ailleurs pas vraiment à prouver que, si les choses avaient été différentes, il n'y aurait pas eu de Seconde Guerre mondiale ou de nazisme, Hitler ayant été entouré de cerveaux aussi malades que le sien, l'auteur se penche davantage sur l'humain. Il s'agit, de toute façon, d'une libre interprétation d'une circonstance. L'auteur cherche à comprendre Hitler, mais non à le justifier. Jamais le justifier. D'ailleurs, il a dédié ce roman à Georg Elser, le premier homme à avoir voulu l'abattre, car il avait compris avant tout le monde qu'Hitler emmenait le monde à sa perte. L'auteur ne cherche pas seulement à imaginer "Que ce serait-il passé si..." mais aussi l'analyse que tire le personnage sur une situation. Au lieu de se dire qu'il n'a pas assez travaillé, Hitler se considère comme un artiste incompris, il ne pensera jamais avoir tord. Ce sont les autres qui ont tord. Il ne fait jamais d'erreurs. C'est là le premier délire de sa vie, la première bouffée paranoïaque. Alors qu'Adolf se sent encensé dans son talent d'artiste, il va se chercher en tant qu'artiste toute sa vie, puis se trouver.

Cette acceptation entraîne une série d'autres événements, bénéfiques comme dramatiques, chez Adolf, en même temps que l'auteur fera un parallèle entre Adolf et Hitler. Par exemple, au cours du roman, Adolf guérit du traumatisme de son enfance (un père qu'il déteste, une mère qu'il adore mais qu'il a perdu tragiquement), pas Hitler. Adolf choisit de reconnaître qu'il a un problème avec sa sexualité, Hitler l'ignore complètement. La première guerre mondiale est un empêchement pour Adolf, elle interrompt sa carrière d'artiste ; pour Hitler, c'est un accomplissement, il trouve sa place en tant que soldat allemand, c'est sa bouée de sauvetage dans la vie. La grande guerre fait d'Adolf un pacifiste, Hitler en sera nostalgique et belliqueux et voici qu'Hitler, tel que nous le connaissons, naît. Naît  de la guerre, du dépit, de la colère, de l'humiliation de l'armistice, de la haine, de la vengeance. Il va en faire un discours pour la population allemande, qui va le suivre. Hitler, nous dit l'auteur, n'est pas un grand orateur. S'il a attiré les foules, c'est qu'il a le talent de la haine, et il excelle à cela.

Dans tous les cas, même s'il s'agit de deux vies différentes, il s'agit du même personnage avec le même tempérament mais qui va suivre une évolution différente. Tous les deux sont névrosés et égocentriques, l'un va évoluer pour le meilleur [spoiler] Adolf connaît l'amitié, guérit de sa sexualité, va apprendre à plaire aux femmes, va se marier, avoir des enfants [/spoiler], et l'autre pour le pire [spoiler] il déteste le sexe et son corps, il déteste les femmes, il a des collègues et aucun ami [/spoiler]Adolf apprend l'humanité : par la guerre qui lui apprend le pacifisme, par les femmes de sa vie (Onze-heures-trente puis Sarah) qui lui apprennent l'amour puis le deuil, la famille, l'amitié avec Sœur Lucie et ses amis de l'Académie. Hitler ne se considère jamais dans l'erreur, il se croit invincible. Si quelque chose ne se passe pas comme il l'avait prévue, c'est la Providence qui a un autre chemin pour lui. Lorsque l'Allemagne perd la guerre en 1945, c'est qu'il a été trahi et abandonné par son armée et son entourage.

Vienna State Opera House, une peinture d'Hitler (1912)

Bien qu'il s'agisse d'une biographie romancée, on ne peut nier que l'auteur a fait un travail colossal pour entrer dans le personnage, le cerner pour mieux l'écrire. Il a écouté ses discours, lu son livre. Il a essayé de comprendre Hitler comme il l'a détesté au fil des pages (je précise bien Hitler, pas celui du monde parallèle). J'ai trouvé ce roman passionnant, depuis le début. Je ne voyais pas passer les pages, je voulais lire toujours plus, j'avais du mal à m'en détacher. Éric-Emmanuel Schmitt manie la langue française avec beaucoup de virtuosité, ses descriptions de Vienne, de la guerre des tranchées, le psyché et les sentiments des personnages avec réalisme. L'humour est également présent, salutaire sur un tel sujet. Hitler comme Adolf peuvent parfois friser le ridicule, dans leur délire. J'ai également beaucoup aimé les séances d'Adolf chez le Dr Freud, et la scène où, après une explosion, les tympans d'Hitler ont explosé et Mussolini et un proche d'Hitler parlent de lui et, lorsqu'il leur demande de quoi ils parlent, Mussolini et l'Allemand répondent le contraire ! Ainsi que cette scène :
- Demain, j'irai acheter des fleurs, murmura Adolf.
"Tiens je me suis trompée, pensa-t-elle. Il est plutôt du genre délicat. Bonne surprise."
- Oui, j'irai acheter un gros bouquet de fleurs.
Il devenait charmant. Aucun de ses amants, depuis l'âge de quatorze ans, n'avait songé à lui offrir des fleurs.
- Et j'irai les offrir au docteur Freud.
- Quoi ?
- Le docteur Freud. Un médecin juif que je connais. Je lui dois le moment que je viens de passer.
Dora se retourna vers le mur verdâtre et, sans vergogne, agrippa tout l'oreiller pour elle. Elle ferma les paupières, désireuse de s'endormir au plus vite. Non, vraiment, le coup du médecin juif, on ne le lui avait encore jamais fait.


J'ai également beaucoup aimé, à la fin de l'histoire, plusieurs pages qui se présentent comme une sorte de journal de l'auteur racontant la genèse de ce roman et une réflexion de l'auteur sur Hitler. On a tendance à le voir comme un être exceptionnel dans le sens où il fut un barbare, un monstre. L'auteur le voit plutôt comme un être banal, banal comme le mal, banal comme nous. Bien-sûr, il s'est conduit comme un monstre et il reste à ce jour l'un des criminels les plus impardonnables de toute l'humanité, mais l'auteur nous dévoile "Je le hais, je le vomis, je l'exècre, mais je ne peux pas l'expulser de l'humanité. Si c'est un homme, c'est mon prochain, pas mon lointain.". Il raconte l'évolution du livre au fur et à mesure qu'il l'écrit, comment certains de ses proches n'ont pas été d'accord avec lui et l'ont conjuré de ne pas l'écrire, et c'était fascinant à découvrir !

En résumer, La part de l'autre se présente vraiment comme un sujet "casse gueule", on peut le dire, et pourtant il a réussi avec brio ! Il achève son livre avec ces paroles marquantes : "Qui me lira ? Qui me comprendra ? Qui me répondra ?"

Hitler salua, tourna les talons et prit la porte. 
Épuisé, Hugo Gutmann se laissa tomber sur une chaise et alluma une cigarette. Quelle fanatique ! Par chance, on maîtrise ce genre d'hommes par l'obéissance aux ordres. Imaginons que ce soit lui qui les donne... Il frissonna et trouva que son tabac avait un goût de cendre.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire